Une gourmandise by Muriel Barbery

Author:Muriel Barbery [Barbery, Muriel]
Language: eng
Format: epub
Tags: Fiction, General
Published: 2011-12-25T14:05:29+00:00

Nous l'avions achetée à une petite échoppe devant les remparts, soigneusement emballée dans du papier journal, avant de remonter en voiture. je la regardais du coin de l'œil, encore trop hébété pour jouir de sa présence mais rassuré de la savoir là, pour « après », pour « midi ». Étrange... Que le souvenir le plus viscéral de pain qui surgisse en ce jour de trépas soit celui de la kesra marocaine, cette jolie boule aplatie, plus proche en sa consistance du gâteau que de la baguette, ne laisse pas de me questionner. Quoi qu'il en soit : rincé et habillé, dans la béatitude d'entamer un après-plage de promenades dans la médina, je m'asseyais autour de la table, j'arrachais du morceau conséquent que me tendait ma mère une première bouchée conquérante et dans la tiédeur meuble et dorée de l'aliment, je retrouvais la consistance du sable, sa couleur et son accueillante présence. Le pain, la plage : deux chaleurs connexes, deux attirances complices ; c'est à chaque fois tout un monde de bonheurs rustiques qui envahit notre perception. On a tort de prétendre que ce qui fait la noblesse du pain, c'est qu'il se suffit à lui-même en même temps qu'il accompagne tous les autres mets. Si le pain se « suffit à lui-même », c'est parce qu'il est multiple, non pas en ses sortes particulières mais en son essence même car le pain est riche, le pain est plusieurs, le pain est microcosme. En lui, s'incorpore une assourdissante diversité, comme un univers en miniature, qui dévoile ses ramifications tout au long de la dégustation. L'attaque, qui se heurte d'emblée aux murailles de la croûte, s'ébahit, sitôt ce barrage surmonté, du consentement que lui donne la mie fraîche. Il y a un tel fossé entre l'écorce craquelée, parfois dure comme de la pierre, parfois juste parure qui cède très vite à l'offensive, et la tendresse de la substance interne qui se love dans les joues avec une docilité câline, que c'en est presque déconcertant. Les fissures de l'enveloppe sont autant d'infiltrations champêtres : on dirait un labour, on se prend à songer au paysan, dans l'air du soir ; au clocher du village, sept heures viennent de sonner ; il essuie son front au revers de sa veste ; fin du labeur.

À l'intersection de la croûte et de la mie, en revanche, c'est un moulin qui prend forme sous notre regard intérieur ; la poussière de blé vole autour de la meule, l'air est infesté de poudre volatile ; et de nouveau changement de tableau, parce que le palais vient d'épouser la mousse alvéolée libérée de son carcan et que le travail des mâchoires peut commencer. C'est bien du pain et pourtant ça se mange comme du gâteau ; mais à la différence de la pâtisserie, ou même de la viennoiserie, mâcher le pain aboutit à un résultat surprenant, à un résultat... gluant. Il faut que la boule de mie mâchée et remâchée finisse par s'agglomérer en une masse gluante et sans espace par où l'air puisse s'infiltrer ; le pain glue, oui, parfaitement, il glue.

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