Lettres à un ami allemand by Albert Camus

Lettres à un ami allemand by Albert Camus

Author:Albert Camus [Camus, Albert]
Language: eng
Format: epub, mobi
Tags: camus
Published: 2011-03-24T01:32:48+00:00


Je vous connais, vous imaginerez très bien le reste. Mais vous devez savoir qui m'a raconté cette histoire. C'est un prêtre français. Il me disait : « J'ai honte pour cet homme, et je suis content de penser que pas un prêtre français n'aurait accepté de mettre son Dieu au service du meurtre. » Cela était vrai. Simplement, cet aumônier pensait comme vous. Il n'était pas jusqu'à sa foi qu'il ne lui parût naturel de faire servir à son pays. Les dieux eux-mêmes chez vous sont mobilisés. Ils sont avec vous, comme vous dites, mais de force. Vous ne distinguez plus rien, vous n'êtes plus qu'un élan. Et vous combattez maintenant avec les seules ressources de la colère aveugle, attentifs aux armes et aux coups d'éclat plutôt qu'à l'ordre des idées, entêtés à tout brouiller, à suivre votre pensée fixe. Nous, nous sommes partis de l'intelligence et de ses hésitations. En face de la colère, nous n'étions pas de force. Mais voici que maintenant le détour est achevé. Il a suffi d'un enfant mort pour qu'à l'intelligence, nous ajoutions la colère et désormais nous sommes deux contre un. Je veux vous parler de la colère.

Souvenez-vous. À mon étonnement devant le brusque éclat d'un de vos supérieurs, vous m'avez dit : « Cela aussi est bien. Mais vous ne comprenez pas. Les Français manquent d'une vertu, celle de la colère. » Non, ce n'est pas cela, mais les Français sont difficiles sur les vertus. Et ils ne les assument que quand il faut. Cela donne à leur colère le silence et la force que vous commencez seulement a éprouver. Et c'est avec cette sorte de colère, la seule que je me connaisse, que pour finir je vais vous parler.

Car je vous l'ai dit, la certitude n'est pas la gaieté du cœur. Nous savons ce que nous avons perdu à ce long détour, nous connaissons le prix dont nous payons cette âpre joie de combattre en accord avec nous-mêmes. Et c'est parce que nous avons un sentiment aigu de ce qui est irréparable que notre lutte garde autant d'amertume que de confiance. La guerre ne nous satisfaisait pas. Nos raisons n'étaient pas prêtes. C'est la guerre civile, la lutte obstinée et collective, le sacrifice sans commentaire que notre peuple a choisi. C'est la guerre qu'il s'est donnée à lui-même, qu'il n'a pas reçue de gouvernements imbéciles ou lâches, celle où il s'est retrouvé et où il lutte pour une certaine idée qu'il s'est faite de lui-même. Mais ce luxe qu'il s'est donné lui coûte un prix terrible. Là encore, ce peuple a plus de mérite que le vôtre. Car ce sont les meilleurs de ses fils qui tombent : voilà ma plus cruelle pensée. Il y a dans la dérision de la guerre le bénéfice de la dérision. La mort frappe un peu partout et au hasard. Dans la guerre que nous menons, le courage se désigne lui-même, c'est notre plus pur esprit que vous fusillez tous les jours. Car votre naïveté ne va pas sans prescience.



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