Gigi by Colette

Gigi by Colette

Author:Colette
Format: epub


La dame du photographe

Quand celle qu’on appelait « la dame du photographe » résolut de mettre fin à ses jours, elle apporta à la réalisation de son projet beaucoup de bonne foi et de soins, une inexpérience totale des toxiques, et Dieu merci elle se manqua. De quoi tout l’immeuble se réjouit, et moi aussi, bien que je ne fusse pas du quartier.

Mme Armand – de l’atelier Armand, photographie d’art et agrandissements – habitait sur le même palier qu’une enfileuse de perles, et il était rare que je ne rencontrasse pas l’aimable « dame du photographe » quand je montais chez Mlle Devoidy. Car j’avais, en ces temps anciens, un collier de perles comme tout le monde. Toutes les femmes voulant porter des perles, il y en eut pour toutes les femmes et toutes les bourses. Quelle corbeille de mariage eût osé se passer d’un « rang » ? L’engouement commençait au cadeau de baptême, par un fil de perles grosses comme des grains de riz. Aucune mode, depuis, n’eut une exigence pareille. À partir d’un millier de francs vous achetiez un collier « en vrai ». Le mien avait coûté cinq mille francs, c’est dire qu’il n’attirait pas l’attention. Mais bien vivant, d’un orient gai, il témoignait de sa belle santé et de la mienne. Lorsque je le vendis, pendant la grande guerre, ce n’était point par caprice.

Je n’attendais pas, pour faire renouveler son fil de soie, qu’il en fût besoin. Son enfilage m’était prétexte à visiter Mlle Devoidy, ma payse à quelques clochers près. De vendeuse dans un Aux mille parures où tout était faux, elle avait passé enfileuse de vrai. Cette célibataire de quarante ans environ gardait comme moi l’accent du terroir, et me plaisait en outre par un humour réticent qui se moquait, du haut d’une pointilleuse honnêteté, de beaucoup de choses et de gens.

Quand je montais chez elle, j’échangeais le bonjour avec la dame du photographe, qui se tenait souvent debout sur son seuil béant, face à la porte close de Mlle Devoidy. Le mobilier du photographe empiétait sur le palier, à commencer par un « pied » des premiers âges, un pied d’appareil en beau noyer veiné, mouluré et lui-même tripode. Par son volume et son caractère d’immuabilité, il me faisait penser aux vis de pressoir massives que l’on conviait, environ la même époque, à soutenir, dans un appartement teinté de goût artiste, quelque statuette gracile. Une chaise gothique lui tenait compagnie et servait d’accessoire aux photographies de communiants. La petite niche en osier et son loulou empaillé, la paire de havenets chère aux enfants en costume marin, complétaient le magasin des accessoires expulsés de l’atelier.

Une incurable odeur de toile peinte régnait sur ce palier terminal. Pourtant la peinture d’une toile de fond réversible, en camaïeu gris sur gris, ne datait pas d’hier. L’une des faces représentait une balustrade au bord d’un parc anglais, l’autre une petite mer bornée au loin par un port indistinct, dont la ligne d’horizon penchait un peu à droite.



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