La Nausée by Sartre Jean-Paul

La Nausée by Sartre Jean-Paul

Author:Sartre,Jean-Paul [Sartre,Jean-Paul]
Language: eng
Format: epub
Tags: Roman
Publisher: Gallimard - Le livre de Poche
Published: 2012-03-10T22:41:46+00:00


LUNDI.

Je n’écris plus mon livre sur Rollebon ; c’est fini, je ne peux plus l’écrire. Qu’est-ce que je vais faire de ma vie ?

Il était trois heures. J’étais assis à ma table ; j’avais posé à côté de moi la liasse des lettres que j’ai volées a Moscou ; j’écrivais :

« On avait pris soin de répandre les bruits les plus sinistres. M. de Rollebon dut se laisser prendre à cette manœuvre puisqu’il écrivit à son neveu, en date du 13 septembre, qu’il venait de rédiger son testament. »

Le marquis était présent : en attendant de l’avoir définitivement installé dans l’existence historique, je lui prêtais ma vie. Je le sentais comme une chaleur légère au creux de l’estomac.

Je m’avisai tout à coup d’une objection qu’on ne manquerait pas de me faire : Rollebon était loin d’être franc avec son neveu, dont il voulait user, si le coup manquait, comme d’un témoin à décharge auprès de Paul Ier. Il était fort possible qu’il eût inventé l’histoire du testament pour se donner l’air d’un naïf.

C’était une petite objection de rien ; il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Elle suffit pourtant à me plonger dans une rêverie morose. Je revis soudain la grosse bonne de « Chez Camille », la tête hagarde de M. Achille, la salle où j’avais si nettement senti que j’étais oublié, délaissé dans le présent. Je me dis avec lassitude :

« Comment donc, moi qui n’ai pas eu la force de retenir mon propre passé, puis-je espérer que je sauverai celui d’un autre ? »

Je pris ma plume et j’essayai de me remettre au travail ; j’en avais par-dessus la tête, de ces réflexions sur le passé, sur le présent, sur le monde. Je ne demandais qu’une chose : qu’on me laisse tranquillement achever mon livre.

Mais comme mes regards tombaient sur le bloc de feuilles blanches, je fus saisi par son aspect et je restai, la plume en l’air, à contempler ce papier éblouissant : comme il était dur et voyant, comme il était présent. Il n’y avait rien en lui que du présent. Les lettres que je venais d’y tracer n’étaient pas encore sèches et déjà elles ne m’appartenaient plus.

« On avait pris soin de répandre les bruits les plus sinistres… »

Cette phrase, je l’avais pensée, elle avait d’abord été un peu de moi-même. À présent, elle s’était gravée dans le papier, elle faisait bloc contre moi. Je ne la reconnaissais plus. Je ne pouvais même plus la repenser. Elle était là, en face de moi ; en vain y aurais-je cherché une marque d’origine. N’importe qui d’autre avait pu l’écrire. Mais moi, moi je n’étais pas sûr de l’avoir écrite. Les lettres, maintenant, ne brillaient plus, elles étaient sèches. Cela aussi avait disparu : il ne restait plus rien de leur éphémère éclat.

Je jetai un regard anxieux autour de moi : du présent, rien d’autre que du présent. Des meubles légers et solides, encroûtés dans leur présent, une table, un lit, une armoire à glace – et moi-même.



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