Cherokee by Jean Echenoz

Cherokee by Jean Echenoz

Author:Jean Echenoz [Echenoz, Jean]
Language: eng
Format: epub, mobi
Tags: Littérature générale, *, Policier
Published: 2011-05-22T01:34:11+00:00


17

Comme il s’endormait, la soupape d’une cocotte-minute se déplaça légèrement dans la cuisine du troisième gauche au 118 rue Amelot, à six stations de métro de là, puis la base de la soupape se mit à baver, crachota, expulsa de petits jets d’eau bouillante bientôt suivis d’une farouche exhalaison de vapeur, et la soupape commença de tourner sur elle-même, lentement puis très vite furieusement.

— Tu comptes douze minutes et tu éteins, dit l’homme. Non, dix, c’est plus simple. Ça ne fait rien si c’est un peu ferme. Tu comptes dix minutes, tu entends, et tu fermes bien le gaz, là. Quand la grande aiguille arrive là.

La petite fille remua la tête de haut en bas. Elle ne redoutait pas cet homme gros et chauve. Elle le voyait souvent devant l’immeuble, dans son vaste costume gris, avec de longues bretelles fines en parenthèses d’une cravate verte avec un dragon rouge dessus. Elle ne l’avait jamais vu jusqu’à ce soir dans cette panoplie d’infirmier. Quoique ça ne lui allait pas si mal, jugea la petite fille, en tout cas mieux qu’aux autres à côté. Peut-être cela tenait-il à ce que le gros homme était masseur-kinésithérapeute de son état. Un masseur sans clientèle, mais dont l’épouse avait monté au rez-de-chaussée de l’immeuble un prospère atelier de confection autour duquel perpétuellement vaquaient des colonies de couturières déterminées. Boycotté par les foulures et les cellulites du quartier, le masseur se tenait donc toujours devant chez lui, veillant aux employées de sa femme, se mirant dans le cuivre de sa plaque boulonnée près de la porte pour serrer ou centrer son nœud vert, à l’affût des avatars du voisinage, toujours prêt à donner un coup de main pour régler le trafic, la rue étant souvent embouteillée le matin. Il était parfois gentil, bavard, entreprenant et puis parfois fermé, absent, comme s’il n’aimait ni ne connaissait plus personne. Aujourd’hui, il était gentil. Ses chaussures noires ventrues luisaient au bas de la longue blouse blanche comme des ailes de Pontiac.

Il tourna le dos, marcha vers la porte. Le long de sa colonne vertébrale, un rang de boutons peinait à circonvenir sa masse, égrenant une longue guirlande de nouvelles parenthèses, petites et plissées. Il ouvrit la porte, de l’autre côté de laquelle montait une rumeur scandée, une sorte de plainte ou de prière plaintive rythmée régulièrement, ahanée comme un moteur de galère. Il se ravisa, repoussa la porte, leva un doigt en se retournant, répéta : dix. La petite fille fit encore oui avec la tête et le masseur sortit. La petite fille se nommait Muriel Posadas, elle avait huit ans et demi. Comme on n’avait pas trouvé de blouse blanche à sa taille, celle qu’elle portait était pincée un peu partout dans le dos, avec un ourlet à mi-cheville maintenu par des épingles de nourrice, et en bas à droite une grande tache jaune en forme d’Afrique dont l’eau de Javel n’avait pas raison. Il était tard pour cette petite fille, mais elle savait qu’on la laisserait dormir le lendemain matin ; pas d’école.



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